En tant qu'Européens, nous voyons Cuba comme une destination paradisiaque alors que la réalité semble être tout autre. Comment pouvons-nous être victimes d'une telle omerta ?
Francis Mateo : Je parlerais plutôt d'un déni. Celui d'une grande partie des intellectuels français, et à leur suite d'une presse qui a toujours été très indulgente vis-à-vis d'un régime imposé par Fidel Castro à partir de 1959. C'est d'abord le résultat de la propagande de ce régime castriste ayant diffusé une certaine vision romantique de la Révolution, qui était effectivement à l'époque une libération du dictateur Fulgencio Batista et de la mainmise des États-Unis. Et il est vrai que dans les premières années de cette révolution, grâce aux dizaines de milliards distribuées par l'Union Soviétique, Cuba a développé des systèmes d'éducation et de santé inédits en Amérique latine. Grâce à cette manne exceptionnelle, Cuba a atteint les indices sociaux d'un pays développé, mais avec une économie du tiers monde. Non seulement le régime communiste cubain n'a pas développé l'appareil productif, mais il a constamment étouffé toute possibilité de développement économique des entreprises et des individus ; au prix d'une privation de liberté pour une population maintenue dans la précarité, mais aussi de la persécution des opposants politiques et des minorités, comme les homosexuels. C'est l'archétype de la dictature !
Avec l'effondrement de l'Union Soviétique, Cuba s'est retrouvé « à nu », et soumis en plus à l'embargo que les États-Unis imposent depuis 1962. Pour justifier la misère qui s'en est suivie, ce blocus a évidemment servi de prétexte ; paradoxalement, l'embargo est devenu l'argument principal de la famille Castro pour se maintenir au pouvoir jusqu'à aujourd'hui. Dans l'un de ses derniers rapports, l'organisation humanitaire internationale Human Rights Watch le dit d'ailleurs clairement : « L'embargo américain donne au gouvernement cubain une excuse pour les problèmes, un prétexte pour les abus, et suscite la sympathie de gouvernements qui pourraient autrement condamner les pratiques répressives ». Voilà comment, en Europe, de trop nombreuses voix relaient malheureusement ce discours qui dédouane la dictature castriste de sa responsabilité.
Le gouvernement cubain a-t-il la réelle volonté de mettre fin à l'embargo imposé par les États-Unis ?
Francis Mateo : Le régime castriste, aujourd'hui représenté par le président du gouvernement Miguel Diaz-Canel, souhaite la fin de ce blocus, mais sans rien céder de son pouvoir. Les dirigeants cubains ont d'ailleurs failli y parvenir avec Barack Obama et sa politique d'assouplissement des relations entre les États-Unis et Cuba. Mais l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche a mis un coup d'arrêt à cette possibilité de transition, et le président démocrate Joe Biden se maintient désormais sur la même position radicale d'ostracisation. Mais si les dirigeants cubains voulaient véritablement la fin de l'embargo, ils l'obtiendraient très rapidement en organisant des élections libres et démocratiques à Cuba. Ce choix de démocratie est exclu par le pouvoir castriste qui est aujourd'hui dans une logique « jusqu'au-boutiste » alors que le pays s'enfonce dans une situation de chaos et de misère inédite, secoué par des mouvements de protestation sévèrement réprimés par la police et l'armée.
Quel avenir pouvons-nous imaginer pour le peuple cubain ?
Francis Mateo : La situation est très préoccupante, et se caractérise notamment par l'exil massif d'une partie de la population qui cherche à vendre le peu de biens qu'elle possède à Cuba, en échange d'un billet d'avion vers le Nicaragua, pour remonter ensuite par tous les moyens jusqu'à la frontière des États-Unis, principale terre d'exil avec l'Europe. Près de 300.000 Cubains ont fui leur pays l'an dernier, soit environ 3% de la population ! Et ce sont essentiellement des jeunes. C'est un exode d'une ampleur jamais connue à Cuba. Le pouvoir manipule cette détresse pour se débarrasser d'une partie de son opposition, notamment depuis les manifestations massives et pacifiques du 11 juillet 2021, auxquelles l'État a répondu en condamnant un millier de prisonniers politiques, dont des dizaines de mineurs.
Économiquement, le pays est aujourd'hui exsangue, et la principale source de revenus concerne les « remesas », c'est-à-dire toutes les remises d'argent et de biens matériels qui arrivent sur l'île depuis l'étranger, envoyés pour l'essentiel par les membres des familles exilées. Le pays manque de tout : médicaments, aliments de base, produits d'hygiène... et la répression politique se poursuit pour ceux qui osent encore contester la dictature, sur la base arbitraire de l'article 72 du code pénal prévoyant des peines « pour des comportements manifestement contraires aux normes de la morale socialiste ».
Pourquoi avez-vous choisi d'explorer Cuba ?
Francis Mateo : J'ai découvert Cuba il y a près de 30 ans, alors que le pays s'ouvrait au tourisme pour échapper au naufrage économique, après la difficile période de pénuries – désignée comme la « période spéciale » - qui a suivi la chute du mur de Berlin et la disparition du « grand frère » soviétique. J'ai alors été séduit par la richesse culturelle de ce petit pays, et la vitalité d'une population d'ailleurs très attachée à la culture et l'histoire de France. Une île que Christophe Colomb considérait comme la perle des Caraïbes pour sa beauté et ses richesses naturelles. Et puis, à l'époque, cette idée d'une révolution qui prétendait donner l'éducation et la santé au peuple me paraissait effectivement intéressante. Mais j'ai rapidement découvert l'envers de la carte postale, comment cette éducation supposément populaire et cet accès à la santé étaient devenues des mythes utilisés par le pouvoir comme outils de propagande. J'ai enquêté comme journaliste sur les rouages de cette dictature qui nourrit ce qu'il faut bien appeler un groupe d'apparatchiks, détenteur de toutes les richesses du pays, au détriment de la quasi-totalité de la population privée de liberté. J'ai aussi compris la difficulté de rendre compte de ce travail journalistique dans le contexte de déni que je décrivais précédemment. Puis, au fil des ans, j'ai rencontré de plus en plus d'opposants qui ont dû s'exiler pour la plupart, et il m'est apparu nécessaire de relayer cette parole d'artistes persécutés, d'intellectuels, de militants, mais aussi de ces nombreux anonymes qui n'avaient jamais fait de politique avant que l'un de leurs proches soit victime de cette dictature. Parmi eux, il y a beaucoup de femmes qui se battent pour défendre un fils, une fille, un frère ou un mari emprisonné pour raisons politiques. C'est d'ailleurs à ces femmes, à leur courage qui tient parfois de l'abnégation, que j'ai voulu dédier ce livre.