Le quart d’heure de célébrité à l’épreuve du talent?






24 Janvier 2015

Télé-réalité, radio-crochets, blogs, autoédition, financement participatif… Il n’a jamais été aussi facile de devenir visible dans un domaine artistique. Andy Warhol l’avait d’ailleurs prédit bien avant l’avènement d’internet et de la télé-réalité : « A l’avenir, chacun aura droit à ses 15 minutes de célébrité mondiale ». Pas de quoi garantir la longévité d’une carrière, pour autant…


Le talent à l’ère 2.0

Les moyens d’expression et de démonstration d’un talent sont aujourd’hui instantanés et très facilement accessibles. Avec un peu d’habileté, toute personne munie d’une connexion internet peut diffuser ses créations dans le monde entier. Musique, écriture, arts visuels : tout se partage. A une autre échelle, les émissions de télévision, les opérations de crowdfunding et les concours permettent de toucher un large public en l’impliquant dans ses choix culturels.
 
Qu’il s’agisse de cuisine, de musique, de technologie, de cinéma, de création littéraire ou de tout autre projet à dimension artistique, le public a désormais la possibilité de se prononcer sur tout, tout le temps. La Nouvelle Star, Top Chef, The Voice, Kiss Kiss Bank Bank ou encore My Major Company offrent la possibilité au public de voter (massivement) en faveur de ses projets préférés à la télévision ou de les soutenir sur internet. « Il y a deux facteurs majeurs qui motivent le vote. Soit les téléspectateurs se sentent proches d’un candidat. Soit ils veulent donner sa chance à un candidat » explique Nathalie Nadaud-Albertini, sociologue des médias.
 
Dans la société du spectacle et le monde culturel, le secteur de l’édition n’est pas en reste : en Italie, Masterpiece, la première émission de télé-réalité littéraire est apparue en novembre 2013 sur les écrans de télévision. Masterpiece promet par exemple au vainqueur un tirage à 100 000 exemplaires (sans garanties de ventes). Contourner les méandres d’un système que les jeunes talents jugent parfois décourageants, c’est ce que permettent ces nouvelles plateformes d’expression. « Développer des nouveaux talents, les grosses maisons de disques ne savent plus le faire. » argumente Adrien Aumont, co-fondateur de Kiss Kiss Bank Bank. Quel que soit le secteur, le ressenti est le même : les professionnels ne s’intéresseraient plus aux « jeunes talents », et l’expression artistique passerait par de nouveaux biais, soumis à l’appréciation d’un large public plutôt que d’une poignée de décisionnaires.
 
Il demeure légitime de se demander si l’on peut décemment se passer de l’intervention de professionnels dont les décisions reposent sur de longues années de pratique d’un métier. Un refus, aussi désagréable soit-il, reste le fruit d’une conscience des enjeux d’un secteur, d’une volonté de défendre une certaine excellence et une diversité culturelle. 

Le succès égale-t-il toujours le talent ?

Prenons quelques chiffres, ceux des entrées de cinéma, par exemple. Une grosse production américaine comme Transformers 4, de Michael Bay, a réalisé 1,7 millions d’entrées. Un film d’auteur primé à la Mostra de Venise, Tom à la Ferme, de Xavier Dolan a réalisé… 139 000 entrées. L’un serait-il de moins bonne facture que l’autre, même récompensé par un prix international ? L’un est surtout destiné à plaire au plus grand nombre. Il s’agit d’un produit de consommation de masse, plébiscité en masse par le public. De là à parier que ce genre de film sera considéré comme du « grand cinéma » dans quelques décennies…
 
Mêmes circonstances dans la musique. Parlera-t-on encore des gagnants de télé-crochets dans trente ans ? Rempliront-ils des stades à l’image d’Indochine ou des Rolling Stones ? Les vedettes d’une saison de la Nouvelle Star ont aujourd’hui majoritairement disparu des médias. Ce phénomène, François Jost, professeur à la Sorbonne, l’explique simplement  : selon lui, certains « candidats à la télé-réalité demandent juste qu'on voue un culte à leur personne sans avoir de don particulier ».
 
Plus que jamais, devant la volonté d’émancipation de ces nouveaux artistes en herbe, les professionnels doivent se prononcer. L’édition traditionnelle, loin des concours, des plateformes d’autoédition et des sites communautaires, n’échappe pas toujours à la mode de la popularité éphémère, mais l’immédiateté n’est simplement pas possible : écrire et publier un livre, aussi, demande du temps et du travail. Interrogé par France Culture, Vincent Montagne, président du SNE estime par exemple qu’un « Prix Nobel de Littérature se construit sur des décennies, pas en cinq minutes ! ». Arnaud Nourry, le patron de Hachette Livre, explique pour sa part que le talent n’est pas qu’une affaire de mode, il repose également sur des critères objectifs : « une part du métier des éditeurs consiste à faire des choix, aux regards de critères influencés par leur connaissance du monde littéraire et leur expérience. Cela ne veut pas dire qu'ils ne laissent pas s’envoler de temps en temps de bons manuscrits, mais la pratique permet d’identifier presque à coup sûr un vrai potentiel. C’est leur responsabilité et l’objet de la confiance que leur portent leurs auteurs ».
 
L’expérience n’empêche pas la mobilisation de l’affect dans ces arbitrages, pour autant : « Ce que nous voulons, c’est être saisis par notre propre étonnement quand nous découvrons un album ou une proposition d’un auteur. Faire partager des coups de cœur », explique Emmanuel Bouteille, cofondateur des éditions Akileos. Mais c’est un affect tempéré aussi par les exigences commerciales de l’univers ultra-concurrentiel de la bande dessinée. Tout est lié, de la qualité du dessin et de l’écriture aux potentialités de succès et de diffusion, mais éphémère et littérature ne s’accordent pas très bien.
 
Producteurs, éditeurs, agents, conseillers : ces figures institutionnelles semblent aujourd’hui démodées, détrônées par la culture du « Do it Yourself » (DIY). Rien ne saurait pourtant remettre en cause l’intérêt de ces métiers. Ni les votes du public, ni les réseaux sociaux. Le véritable talent d’un artiste est celui qui dure, entretenu et encouragé par des professionnels responsables, conscients de sa valeur et à même de le faire s’épanouir.