Nous nous interrogeons de plus en plus sur l’importance de notre conscience, pour quelle raison ?
La conscience est une notion ancienne, mais pas antique. La proposition de Descartes nous imprègne encore largement : la conscience serait le centre ou le socle du savoir, ce qui établit la connaissance et la vérité, à la différence de la notion d’esprit, le noos antique. On a considéré également, mais par défaut, qu’elle serait une organisation ou une modalité de notre psychisme. Et franchement, avons-nous aujourd’hui les définitions précises et bien distinctes de l’esprit, l’âme, l’intellect, le psychisme, la conscience ? Or justement, le mot conscience est revenu dans les débats notamment parce que les développements de l’intelligence artificielle, l’IA, suggèrent qu’une machine, un robot ou ordinateur pourrait acquérir une conscience !
Autrement dit, dans nos nombreuses habitudes de langage, nous nous contentons du mot : « prendre conscience », « avoir sa conscience pour soi », « l’objection de conscience », « en son âme et conscience », « états ou niveaux de conscience »… sans être rigoureux sur son sens. Et voilà qu’une machine pourrait devenir notre égal ? Nous voler la conscience ! Il faut dire qu’il y a comme un halo de significations autour du mot. Une sorte de sens intuitif plus ou moins partagé : « être conscient de ses actes » ou la « conscience du bien et du mal ». Et cela est fondamentalement humain. Nous pourrions même dire exclusivement humain.
Voilà bien le nœud. Une machine, qui n’est même pas un être vivant, pourrait accéder à la conscience ? De quoi parle-t-on ? Si on extrapole la proposition de Descartes, si ce n’est que de la connaissance, voire une connaissance de notre connaissance, elle ne serait alors qu’une sorte de calculateur qui agirait sur un ensemble de datas comme on dit en informatique, des données très perfectionnées et subtiles, mais cela reste des données. Quelque part dans le cerveau…
Et par ailleurs, l’avancée formidable des neurosciences joue aussi sur le mot. La connaissance du fonctionnement électro-physico-chimique du cerveau a fait de très grands progrès au point qu’on a pu parler du code de la conscience. Comme si, finalement, la métaphore informatique avait tout contaminé : le cerveau serait un super calculateur, et la conscience serait dedans.
Tout cela, c’est l’actualité des sciences qui relance la question de la conscience. Et puis il y a un autre problème. Depuis plusieurs années déjà, nous sommes alertés sur l’impact de ce que j’appelle la connexion permanente sur nos vies, et sur notre psychisme en particulier. La connexion permanente, c’est bien entendu le smartphone, dont la fonction téléphone est devenue accessoire, et l’ensemble des écrans et outils connectés. Nous vivons désormais presque constamment connectés. Et la connexion a des conséquences psychologiques et psychiques de dépendance. Elle touche notre capacité d’attention, nous assiste dans de plus en plus de tâches quotidiennes, etc. Et là, si nous parlons moins de la conscience, elle n’en est pas moins atteinte et nous voyons bien qu’une part de nous-mêmes est en train de passer dans les machines. Elles savent pour nous, nous aident certes, nous influencent, deviennent notre mémoire et surtout l’outil principal de notre relation aux autres. Là, le mot clé, dans nos vies, au travail, dans nos relations aux autres et à la société c’est « la perte de sens ». Quel sens a mon travail, ma consommation, ma vie, mes relations ? À l’heure où une épidémie a montré notre incapacité à réagir en êtres humains indépendants et responsables, comme pouvoir assister nos ainés en train de mourir, le sens de la vie s’est brusquement rappelé à nous. Autrement dit, la veilleuse « conscience » est toujours allumée.
Pourquoi évoquer la conscience avec un prisme littéraire ou philosophique ?
Et bien justement, ce qui m’a frappé est que cette approche de la conscience, dont on pressent qu’elle est fondamentale, ne nous était pas d’un très grand secours. On se doute de ce qu’elle permet, de ce qu’elle fait en nous et pour nous, mais sa définition est quasi introuvable. Quand les neurosciences disent : « on mesure la conscience », on n’a pas la définition. On a une mesure de l’activité cérébrale, en effet, mais ce n’est qu’une mesure d’activité neuronale. Pourquoi l’appeler conscience ? Est-elle forcément ou obligatoirement dans le cerveau ? Rien n’est moins sûr. Nous avons des centaines de millions de neurones dans le ventre… J’ai même découvert ainsi une étude scientifique assez étonnante : le cœur réagit avant le cerveau ! Quand vous êtes face à un danger, avant même d’avoir l’émotion de peur, le cœur s’est déjà mis en situation de tension pour plus irriguer le cerveau et anticiper la réaction physique, comme la fuite par exemple ! Il a déjà réagi. Pour reprendre le vieux calembour, nous avons le cerveau lent…
Comprenons-nous, je ne suis pas neuroscientifique. Je travaille là avec les mots et, nous le savons, la poésie est une activité de création et un moyen de connaissance. Comme la littérature ou la philosophie. Comme les sciences, elles ne savent pas tout, mais avancent dans notre appréhension de nous-mêmes et du monde.
C’est pourquoi, dans l’essai, je suis parti de ce que l’on dit de la conscience, de ce que nous avons nommé « conscience » pour tenter une définition plus précise. Ainsi, pour aller vite, nous pouvons dire d’emblée que la conscience ne dépend pas du QI. Il n’y a pas une conscience d’homme et une conscience de femme. Elle ne dépend pas de l’éducation, des cultures, ni des religions. La conscience se constate. Et à partir de là, peut-être à rebours de propositions passées, je suis arrivé à la conclusion que la conscience est une faculté, comme le sont nos facultés intellectuelles, mais autonome et indépendante. Elle ne dépend pas de l’activité purement cérébrale même si elle est en étroite relation avec ces autres facultés. En un mot, la conscience est notre faculté relationnelle.
Nous sommes des êtres de relations. Le nourrisson découvre, apprend, voit qu’il est quelqu’un, une personne à part entière, en se différenciant de sa mère par ses interactions avec elle, et plus généralement avec autrui. Nous prenons conscience de nous-mêmes parce que nous sommes en relation. L’altérité nous construit et nos facultés cérébrales ou intellectuelles font le reste. C’est pourquoi je propose, c’est bien le but d’un essai, qu’avant le Cogito, il y a le Religo. Je relie et je suis relié. Mon propos n’est certainement pas de dire que Descartes s’est trompé, non, mais parce que je vois la relation, alors je me pense et je sais que je suis, que l’autre est. Et quand on teste cette proposition avec Rimbaud, Char, Wittgenstein ou Levinas, ça marche.
La conscience est-elle universelle ?
C’est effectivement une question importante. Et évidemment, il faut savoir ce que l’on met derrière le mot universel. À partir du moment où la conscience est la faculté relationnelle, elle est une faculté du vivant, c’est-à-dire des êtres qui sont en relation. Les animaux sont en relation. Entre eux, entre espèces et avec l’ensemble de la nature. Dans l’essai, je ne suis pas allé jusqu’aux végétaux, mais ils ne sont pas exclus. Les scientifiques nous disent que les végétaux peuvent s’échanger des informations, qu’ils ont des formes de communication. Il y a donc des relations.
Ce que nous constatons en revanche, c’est la différence de développement entre l’être humain et les animaux. En deux mots, l’être humain construit une histoire, là où l’animal s’adapte. Pour moi, la différence vient des propriétés de la conscience et non pas du nombre de neurones. La conscience humaine est indéterminée au sens où elle ne serait pas préprogrammée. Comme si nos relations humaines avaient vidé ce qui pouvait être préinscrit en nous pour laisser toute la place à nos interactions. Religo puis Cogito.
Ainsi, nos relations ne sont pas préinscrites. Cela nous ouvre la conscience de soi que nous construisons, comme le langage qui n’est pas préétabli. Autrement dit, l’interaction relationnelle provoque l’outil langage. Et en effet, le langage nous permet de programmer, si l’on peut dire, nos relations.
Vous voyez donc que la question de l’universalité est liée à notre nature. Oui, je crois que tous les êtres humains ont la même conscience. Les cultures, les conditions de vie nous façonnent à travers nos relations, mais c’est bien la même conscience humaine. Et parce qu’elle est indéterminée, elle est le siège de notre liberté et de notre dignité. Nous ne sommes pas des robots.
Notre conscience est-elle mise à mal par les NTIC ?
Regardez, fait de langage : les N, T, I, C ! C’est presque devenu un mot dans lequel la dimension technique fait disparaitre le plus important. Information et communication : la relation. Oralité, écriture, imprimerie, médias électriques (radio/TV) et voilà le numérique. Comme toujours, la question n’est pas l’outil, mais ce que l’on en fait. Vous rendez-vous compte qu’en 1964, il y a donc cinquante-huit ans, époque où internet n’existait pas, McLuhan a eu cette célèbre formule : « The medium is the message », ou, « le message, c’est le médium ». Vous savez, à l’époque c’est la phrase : « on l’a vu à la télé donc c’est vrai ». Quand je parlais tout à l’heure de la connexion permanente et des problèmes psy qui y sont attachés, vous voyez immédiatement le problème. C’est désormais l’outil qui nous relie, et dont nous dépendons. Les contenus échangés sont avalés dans le flux.
Prenons les réseaux sociaux : vrais ou faux profils, engouements éphémères, lynchages violents, fausses nouvelles… Tout cela est humain et existait déjà, mais l’échelle industrielle des NTIC fait la différence. L’outil finit par nous dire qui nous sommes à la place de notre conscience. Dans l’essai, je prends la métaphore de la méchante reine jalouse de Blanche Neige. Elle interroge son miroir pour savoir qui est la plus belle ! Et le miroir lui dit qui elle est. C’est bien un outil, un tiers magique qui lui dit ce qu’elle est, alors même qu’elle est la reine, qu’elle a le pouvoir. Que faisons-nous quand nous demandons à notre écran combien nous ont liké ?
Prenons les réseaux sociaux : vrais ou faux profils, engouements éphémères, lynchages violents, fausses nouvelles… Tout cela est humain et existait déjà, mais l’échelle industrielle des NTIC fait la différence. L’outil finit par nous dire qui nous sommes à la place de notre conscience. Dans l’essai, je prends la métaphore de la méchante reine jalouse de Blanche Neige. Elle interroge son miroir pour savoir qui est la plus belle ! Et le miroir lui dit qui elle est. C’est bien un outil, un tiers magique qui lui dit ce qu’elle est, alors même qu’elle est la reine, qu’elle a le pouvoir. Que faisons-nous quand nous demandons à notre écran combien nous ont liké ?
C’est pour cela que je formule le concept de « conscience critique » comme réflexe relationnel et intellectuel pour se retrouver, pour libérer la conscience enchevêtrée dans la connexion. Il n’y a pas d’esprit critique sans conscience critique. Comment penser si l’on ne sait pas qui l’on est ? Et pour cela, commençons par interroger les mots…