Comment l'analyse des dynamiques historiques peut-elle contribuer à une meilleure compréhension des tensions actuelles entre mondialisation et nationalisme ?
Notre modèle dynamique du clivage permet d’appréhender l’effet des changements structurels de l’environnement politique, qu’il soit local, national ou international, sur la composition des clivages. En effet, dès lors que le positionnement politique se détermine par rapport à un ordre établi, qui est l’axe du clivage autour duquel la population se distribue, l’évolution de cet ordre établi entraîne nécessairement une recomposition des clivages. Par exemple, le nationalisme, au début du XIXe siècle, était une idée plutôt de gauche, progressiste, car l’ordre établi était celui des États monarchiques encore très divers, que les conservateurs tentaient de préserver — comme les fédéralistes durant la Révolution française. Mais aujourd’hui, le nationalisme est une idée conservatrice, de droite, puisque l’État-nation est devenu le modèle dominant depuis un siècle, alors que l’évolution actuelle se tourne davantage vers des institutions internationales et supranationales.
Quel rôle la mémoire collective joue-t-elle dans la formation et la persistance des clivages politiques actuels ?
La mémoire collective joue un rôle central, mais souvent paradoxal. En effet, à long terme — sur une échelle d’un siècle —, une gauche peut se sentir héritière de la gauche d’autrefois, et se référer à ses combats et à ses hauts faits révolutionnaires, tout en défendant des positions très contradictoires, voire totalement antagonistes par rapport à celles de ses prédécesseurs. Par exemple, la laïcité et la colonisation, que la gauche du XIXe siècle soutenait largement, sont devenues des repoussoirs pour la gauche moderne, alors même que les combats historiques du mouvement ouvrier sont célébrés. Inversement, la droite a souvent tendance à sacraliser des évolutions que ses aînés avaient combattu vigoureusement. Chez les réactionnaires, c’est la mémoire du passé récent qui alimente le sentiment de nostalgie et la volonté de revenir à un statu quo ante.
Dans l’histoire, les crises économiques, sanitaires, sociales, etc., ont-elles influencé l’évolution des clivages comme elles le font aujourd’hui ?
L’histoire longue du clivage est très lente. Un clivage politique donné, centré autour d’une division idéologique forte (République/Monarchie au XIXe siècle, Capitalisme/Socialisme au XXe) a une périodicité de l’ordre du siècle, bien plus large que les crises ponctuelles, qui ne durent que quelques mois ou quelques années. Ces crises sont un peu comme des séismes en géologie : elles résultent de mouvements longs, mais ne les causent pas. Cependant, aux yeux du spectateur, elles peuvent brutalement concrétiser un changement qui s’opérait souterrainement depuis un certain temps.