NLTO
/ Magazine d'actualité politique, économique et internationale /




La France au Tchad, des interventions aux facettes multiples, interview de Damien Mireval







11 Mars 2021

Officier supérieur de l’armée de Terre, Damien Mireval est spécialisé dans le renseignement et les relations internationales. Connaisseur du terrain, il a été déployé au Proche et Moyen-Orient ainsi qu’en Afrique. Véritable expert du renseignement français au Tchad, il est auteur de l’ouvrage « Tchad, les guerres secrètes de la France ». Les interventions françaises au Tchad ont toujours comporté des risques très élevés et Damien Mireval a accepté de les décrypter avec nous.


La chaîne de Podcast VA-DE MECUM a sorti un épisode ce mercredi, portant sur une de ces interventions. Tirant cette histoire de l’ouvrage de Damien Mireval, Lauria Zenou raconte l’exécution du Commandant Galopin venu en renfort au Tchad pour négocier la libération d’otages français en 1974. Négociateur hors pair, il avait une connaissance du terrain extrêmement complète. Mais les enjeux au Tchad sont variables et l’équilibre des pouvoirs est bien fragile à l’époque.


Les interventions françaises au Tchad ont des objectifs de sécurisation de ces territoires. Ne peut-on pas affirmer cependant que des intérêts économiques sont en jeu ?

Les interventions françaises au Tchad ont été nombreuses depuis l’indépendance de ce pays le 11 août 1960. Elles furent si nombreuses que ce sont plutôt les années sans opérations et les désengagements qui interpellent les historiens et les analystes ! Dans ce contexte, il est fréquent que la France soit taxée d’ingérence voire de néo-colonialisme, avec un Jacques Foccart tapi dans l’ombre et un pilotage élyséen. L’argument de l’interventionnisme économique a aussi été avancé, notamment dans les années 1970, par certains journalistes ou universitaires.
L’étude des archives de cette époque, qu’elles soient diplomatiques ou nationales, tend à démontrer précisément l’inverse. La France n’a pas planifié secrètement l’appropriation des ressources ou de la force de travail du peuple tchadien, et en aucun cas n’a planifié ses opérations pour s’en emparer.
Le pays disposait pourtant de richesses souterraines avérées, dont le fameux pétrole au sud et au nord-est du pays. Les compagnies françaises ont très tôt renoncé à se lancer dans leur exploitation jugée coûteuse et complexe, adoptant au passage le même constat que les entreprises américaines du secteur de l’énergie.

Quant aux éventuels intérêts économiques liés au secteur primaire, ils sont négligeables quand on les rapporte au coût estimé desdites interventions françaises. Rappelons qu’à l’indépendance, une « convention d’établissement » permet aux sociétés industrielles ayant leur siège au Tchad et détenues majoritairement par des Français de conserver leur statut et leur activité. L’exploitation du coton, à travers la société Cotonfran rebaptisée Cotontchad en 1971, représente 60 à 70 % des exportations du pays ! Les aléas du climat et les fluctuations du marché mondial auront vite raison de cette activité, et rendent la thèse de l’appropriation quasiment irrecevable, d’autant que le pouvoir dispose alors d’une manne toute relative qu’il compte bien conserver à sa main.
Ainsi le coût des interventions françaises, sans même évoquer ici le prix du sang, a toujours été beaucoup plus élevé que les revenus que la France aurait pu espérer en tirer.

Les opérations françaises au Tchad n’ont-elles pas été l’occasion d’un perfectionnement militaire français ?

En effet, les opérations évoquées plus haut, aux noms emblématiques pour les militaires (Bison, Limousin, Manta, Tacaud, Épervier, Barkhane…), ont permis d’augmenter le niveau général des armées françaises au gré des innovations en matière d’équipement et de doctrine. Des matériels majeurs ont été engagés en opérations sur ce théâtre avec succès, comme en témoignent les nombreux récits de combats et les retours d’expérience. Le missile antichars Milan a été testé et développé face aux rebelles du FROLINAT et aux blindés libyens, tout comme d’autres munitions terrestres ou d’aviation. Les avions eux-mêmes ont été massivement employés, qu’ils soient d’attaque ou de recueil de renseignement. Le Mirage IV supersonique a effectué plusieurs vols de reconnaissance dans le nord du pays pour tenter de retrouver le lieu de détention de Françoise Claustre, prisonnière de la Deuxième armée du FROLINAT de 1974 à 1977. L’Atlantic effectuera lui aussi de nombreuses missions. Enfin, poursuivant les expérimentations de la guerre d’Algérie, l’emploi de l’hélicoptère en appui direct de l’infanterie débarquée a été systématisé face à un ennemi embusqué et maîtrisant parfaitement le terrain. Ces quelques exemples, plus détaillés et précis dans le livre, illustrent l’intérêt induit (et non pas recherché d’emblée) des interventions au Tchad sur la préparation et la capacité opérationnelle des forces françaises. Le milieu sahélien, si exigeant et rugueux, n’a pas fini d’éprouver les hommes et les matériels des armées. Cette année, le nouveau véhicule blindé multirôles Griffon sera engagé au sein de l’opération Barkhane pour lutter contre l’ennemi djihadiste, perfectionnant à n’en pas douter encore davantage l’outil militaire de notre pays. 

L’impossibilité pour la France de contrôler la zone Borkou-Ennedi-Tibesti au nord du Tchad est-elle due à un historique de violences, rendant impossibles les avancées ?

La zone du Borkou-Ennedi-Tibesti est une zone tellement aride et inhospitalière que les peuples autochtones ont acquis une réputation de rudesse et de résilience non usurpée. Les Goranes, ces hommes du nord durs à la tâche, ont même été idéalisés par une partie de l’armée française durant les années 1970-1980 pour leur geste guerrière acquise dans un milieu hostile.
Par ailleurs, ce secteur géographique revêt d’emblée, avant même l’indépendance, une importance stratégique liée à son voisinage particulier. Ainsi le terrain, les difficultés de déplacement de troupes, le caractère nomade des populations et la rudesse des combattants rendent les montagnes du Nord inexpugnables. Cet état de fait pousse même à la création par les armées françaises d’un éphémère « commandement des confins » en 1956 ! Au prix d’efforts titanesques, et de luttes acharnées durant lesquelles des dizaines de soldats et de combattants perdirent la vie, le contrôle de cette zone était pratiquement atteint à la fin de la mission du général Cortadellas, qui a dirigé le corps expéditionnaire français de 1969 à 1972. Il avait pourtant affirmé dans un moment de doute : « Je pense que nous devrions tracer une ligne sous la région du Tibesti et les laisser [les Toubous] à leurs cailloux »[[1]] . Il n’en fit rien et réalisa, en complément de la Mission de Réforme Administrative, une quasi-pacification à la demande des autorités tchadiennes de l’époque.

Quelques années plus tard, à la fin des années 1980, les Tchadiens eux-mêmes parviendront à reprendre le contrôle du BET au terme d’opérations militaires fulgurantes contre les Libyens.
Ainsi, et pour répondre à votre question, il est évident que les régions septentrionales du Tchad ont toujours été un réduit naturel très difficile à contrôler, et que les peuples Toubous du Nord s’y sont forgés une résilience exceptionnelle encore caractérisée aujourd’hui. Le mode de règlement violent des conflits au Tchad, décrit en détail dans le livre, est davantage un facteur amplificateur que la véritable entrave aux avancées militaires que vous évoquez.
 
 
[[1]]Sam C. Nolutshungu, Limits of anarchy: intervention and state formation in Chad, University of Virginia Press, 1996, 348 p., p. 63.