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Le lobbying dans l’Union européenne : Analyse critique et perspectives d’action







14 Septembre 2023

Le lobbying européen est-il un art ou une science ? Daniel Guéguen, vétéran du lobbying, nous emmène dans les couloirs feutrés de l'Union européenne, où ONG et industries se livrent une bataille d'influence sans merci. Dans cet entretien, il déshabille les stratégies cachées, les tactiques employées et les enjeux majeurs qui définissent le paysage politique européen. Une immersion profonde dans le monde complexe et souvent opaque du lobbying à Bruxelles.


Sachant que le lobbying dans l’Union européenne a une approche « politiquement correcte », comment percevez-vous l’évolution récente de cette pratique et les possibles changements à venir ?

Comme je l’explique dans mon livre, le lobbying est un métier complexe où chaque dossier est un cas particulier. Avec cette approche « politiquement correcte » que les industries ont fait prévaloir, il se crée une sorte de standardisation des comportements et c’est une grave erreur, car le lobbying exige du « sur mesure ». Ainsi quand on anticipe son action lors des toutes premières discussions, le lobbying devient une sorte de médiation à base de contacts avec les institutions et les parties prenantes. Plus on attend pour agir et plus le dossier se rigidifie. Au début, il faut proposer et convaincre. Si l’on n’y parvient pas, il faut s’opposer et parfois brutalement. Le lobbying s’est un peu comme une direction d’orchestre : parfois on joue de la flute, parfois du tambour et dans certains cas l’orchestre à pleine puissance. Être trop « politiquement correct » est pour moi synonyme d’un manque de leadership. Dans le labyrinthe européen, l’action est clé. Il ne faut pas être trop neutre. Il faut combiner des contacts personnels ciblés et des actions de communication utilisant les médias et les réseaux sociaux. Vu la masse de documents en circulation la qualité du message est essentielle. À tous niveaux il faut privilégier la qualité (c’est-à-dire la crédibilité) à la quantité.

Vous avez souligné le manque de voix forte et d’opposition de la part des lobbyistes industriels, tandis que les ONG sont plus vocales et provocatrices. Selon vous, quelles sont les raisons de cette différence de dynamique et comment cela peut-il affecter l’équilibre des intérêts représentés à Bruxelles ?

Quand on examine le panorama des lobbys à Bruxelles, on observe (et c’est l’un des éléments clés de mon livre) une grande différence entre les ONG et les associations professionnelles. Les ONG sont non seulement organisées autour de pôles thématiques (environnement, social, santé…), mais aussi spécialisées à l’intérieur de chaque pôle. Ceci permet aux ONG d’avoir une gestion par projet avec un chef de file, un budget dédié et une stratégie adaptée. Très étonnamment le monde de l’industrie s’avère fragmenté et dispersé en une myriade d’associations généralement de petite taille. Ceci a pour conséquence que pour certains dossiers plusieurs dizaines d’acteurs industriels sont mobilisés contre une seule ONG. Et au final c’est l’ONG qui gagne, car elle a une unité d’action. La grande mode actuellement à Bruxelles pour les réseaux industriels est de rédiger des documents techniques (connus sous le nom de position papers) et accompagnés du logo de nombreuses associations. C’est une très mauvaise pratique, car basée sur le plus petit commun dénominateur, trop technique, pas assez personnel. Paradoxalement, plus le système européen devient bureaucratique et plus le facteur personnel devient déterminant. Identifier les acteurs pertinents, les rencontrer, les convaincre, c’est le B.A – BA du métier. Tout le reste n’est que bla-bla.

Considérant la fragmentation des associations professionnelles européennes et son impact sur leur efficacité. Comment pensez-vous qu’une meilleure coordination et consolidation de ces associations pourraient renforcer leur capacité à influencer les politiques de l’Union européenne ?

Effectivement, le gros problème des associations européennes est leur fragmentation. Est-il nécessaire d’avoir onze associations européennes pour le secteur des biocarburants ? L’agriculture est particulièrement fragmentée. Optiquement le COPA-COGECA exerce une représentation globale du secteur, mais ce n’est qu’une illusion, car chaque sous-secteur a sa propre représentation européenne, soit au total entre 150 et 200 entités. Idem pour l’agro-industrie totalement divisée entre une organisation faîtière (FoodDrink Europe) et de multiples sous-entités représentant qui le sucre, qui la bière, qui le chocolat… Il en résulte un total déséquilibre entre des budgets considérables et la faiblesse des performances. Face à cette situation, il y a deux solutions. La première consiste à regrouper les entités, mais de toute évidence et pour de mauvaises raisons on n’en prend pas le chemin. La seconde consiste à copier les ONG et à opter pour la gestion par projet. C’est exactement ce que fait l’AmChamEU, la Chambre de commerce américaine auprès de l’UE. Chaque dossier législatif et règlementaire est organisé autour d’une équipe dédiée avec un chef de projet, un budget, une coalition et une stratégie propre. Et ça fonctionne. Le monde agricole et sa structure globale le COPA-COGECA devraient s’en inspirer : le membership pourrait demeurer le même, mais les modalités d’intervention en seraient radicalement modifiées.

Les grandes entreprises utilisent souvent d’autres canaux pour leur lobbying, tels que des consultants et des avocats, plutôt que de s’appuyer uniquement sur les associations professionnelles. Comment voyez-vous l’évolution du rôle et de l’influence de ces associations à l’avenir ?

Les grandes entreprises sont généralement mécontentes, voire très mécontentes de leurs associations professionnelles européennes. Et pourtant, chaque année, elles continuent à payer leurs cotisations. Pourquoi ce paradoxe ? D’abord, certaines entreprises ont réussi – souvent astucieusement – à utiliser leurs associations européennes à leur bénéfice. Comment est-ce possible ? Les moyens sont multiples : en étant le contributeur financier principal ; en choisissant le secrétaire général, en imposant les orientations politiques. D’autres entreprises – et ce sont les plus nombreuses – organisent leur propre lobbying en parallèle via leurs consultants, leurs avocats ou leurs communicants. Dès lors, pourquoi se battre et risquer de dégrader son image pour rebâtir une association européenne vieillissante alors que l’on peut faire autrement sans risque ? Cela dit, le déséquilibre d’influence étant tel entre les ONG et les associations professionnelles européennes est devenu si important que le statu quo ne me semble pas une option.