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Tao Lin : Génération inutile ?



Tara Lennart
Journaliste littéraire. Aime faire voisiner Musset et Thompson, Shakespeare et Bukowski, Easton... En savoir plus sur cet auteur




12 Février 2014

Il y a une dominante qui frappe chez ce jeune écrivain surdoué : la manière inimitable dont il décrit l’anxiété d’une génération entière. L’anxiété, ce mal du siècle déjà au centre des romans de Bret Easton Ellis, et sentiment responsable de bien des dérives… Sans doute le grand Bret n’a sans doute pas qualifié le jeune Tao Lin de « styliste le plus doué de sa génération » pour rien, bien conscient d’avoir engendré un fils spirituel proche de l’idéal. Qu’il ait ensuite précisé que ça ne voulait pas dire que Taipei « n’était pas ennuyeux », c’est une autre affaire !


La littérature, reflet de son temps

Dennis Johnson
Dennis Johnson
Quand Bret Easton Ellis nous balançait une ultra violence insoutenable dans les dents, une absence totale de morale, de sentiments ou de prise avec la réalité, Tao Lin, lui, se déploie dans une sorte de vide intersidéral parfaitement représentatif de la fameuse « Génération Y ». Pas de psychopathes en vue, pas d’intrigues paranoïaques, pas d’archétypes. Des gens normaux, qui, la vingtaine bien entamée, oscillent entre des carrières artistiques et une consommation de drogue effarante. Cependant, Tao Lin est bien plus que le représentant d’une génération abrutie par les drogues chimiques et les jeux vidéos. Le ramener sans cesse à la place d’icône temporelle finit par être aussi idiot que de penser qu’Hemingway représentait seulement la génération d'hommes marqués par la guerre, la virilité militaire, la patrie à défendre. Ou que Bret Easton Ellis ne parle qu’aux traders cocaïnés abonnés aux grandes marques de haute-couture. Chaque époque engendre un style, une littérature, un univers de références, on est d’accord. Quand l’héroïsme primait chez Hemingway entre deux guerres mondiales (et après), l’argent et la peur de l’échec social sous-tendent la prose de Bret Easton Ellis à l’aube du 21e siècle et de l’avènement du Saint Capitalisme. Chez Tao Lin, c’est l’absence de maturité, l’anxiété et le regard désabusé propre à cette époque gouvernée par le non-sens qui frappe le lecteur.

Les marques contre le naufrage

Ses personnages errent entre les marques qui joueraient presque au rôle de la triple unité des tragédies grecques. Temps, lieu, espace sont fondus en un magma familier (qu’on le veuille ou non) où se côtoient American Apparel, Apple, épiceries bio et restaurants végétariens. Leur fonction ? Nous rappeler l’époque dans laquelle nous sommes et nous donner des clés d’identification. En sur-jouant l’appartenance aux marques phare du 21e siècle, Tao Lin devient intemporel. Son histoire se déroule sous nos yeux, là maintenant, et seules ces marques nous le prouvent. En dehors du côté serial shoppeur induit par les références aux marques, le recours systématique chez Tao Lin à des référents connus nous amène forcément à nous interroger sur notre propre rapport à l’extérieur. Que disons-nous de nous par nos marques ? Par nos préférences ? Un t-shirt Urban Outfitters signe-t-il forcément l’appartenance à la classe fourre-tout des hipsters ? Un gobelet Starbucks signifie-t-il toujours que l’on est incapable d’apprécier un bon café ? Dans une époque où répondre à des codes est devenu presque un devoir, leur énumération devient à la fois repère, veilleuse des temps modernes, et preuve de leur futilité.   

Une époque de tigres... en papier

Tao Lin :  Génération inutile ?
Pour en revenir à Taipei, on pourrait presque dire qu’il n’y a aucun scénario. Aucune histoire qui frappe par son originalité : Paul, écrivain à petit succès, évolue entre un échec amoureux et la naissance d’une nouvelle relation, de New-York à Taipei, sa ville d’origine. On suit ses déambulations, ses mouvements intérieurs, les fluctuations des sentiments et des ressentis les plus précis. Et là, là où l’on pourrait se dire qu’on se fiche pas mal de ce petit crétin prétentieux et pleurnichard défoncé à la MDMA, s’élève tout le génie de Tao Lin. Ce ne sont pas les situations qui nous interpellent, pas plus qu’un Zola en train de nous décrire des pauvres alcooliques en train de se battre ne nous parle personnellement, ce sont les sentiments, les émotions, les impressions qui nous mettent en face de nous-mêmes. Tao Lin saisit sur le vif des mouvements d’humeur révélateurs, des interrogations auxquelles on ne prête pas attention dans 90% des cas. Les gestes qui trahissent un ressenti, les intonations de voix et les angoisses qu’elles amènent, parfois inconsciemment, Tao Lin les capte au vol et les couche noir sur blanc, tout ce qui semble anodin, ces petits détails pourtant décisifs, il les décode et les fait ressortir.

Bien plus qu’un porte-parole générationnel, Tao Lin explore la face cachée de la psychologie de notre époque et met au grand jour un des maux les plus répandus de notre siècle : l’anxiété. D’ectoplasmes fantomatiques, ses anti-héros (ou plutôt ses monsieur et madame tout le monde du même âge) deviennent alors des tigres de papier perdus dans un monde qu’ils ne comprennent pas vraiment et regardent d’un oeil blasé, entre sarcasme et désinvolture, entre lassitude et immaturité. La drogue et les relations éphémères ne deviennent plus qu’un « plus » à la fois nécessaire et finalement ennuyeux. Comment devenir adulte ? Quoi faire de sa vie ? Quel sens lui donner quand on ne comprend pas à quoi rime tout ce cirque ? Les personnages de Tao Lin ne sont ni bons ni mauvais, ils sont. Ils se baladent dans des sphères plus ou moins artistiques, sans en être pour autant transcendés, comme si ressentir un sentiment positif serait déjà l’amorce d’une courbe antagoniste et forcément nocive. Au rythme où les choses vont, on se demande quand même à quoi ressemblera la génération Z…

Taipei de Tao Lin. Editions Le Diable Vauvert. 2014.