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Sukkwan Island, de David Vann







24 Décembre 2013

C’est sur une île perdue et désolée, au large de l’Alaska que Jim emmène Roy, son fils de 13 ans, pour passer une année de chasse, de pêche et de flambées près du poêle. Une année pour se ressourcer et tenter de retisser les liens père-fils qui se sont distendus. Une année pour se perdre…


Sukkwan Island, de David Vann
Sukkwan Island, une île au sud-est de l’Alaska, loin de toute forme de civilisation. Un territoire à la beauté aride et froide. Quand il n’y neige pas – quelquefois dès le mois d’août – il pleut sans discontinuer et le soleil ne fait que de rares incursions dans ce paysage escarpé. C’est là que Jim vient d’acheter une minuscule cabane en cèdre, munie d’un unique poêle, pour y passer toute une année, loin des tumultes du monde, loin des échecs passés et de leurs souvenirs cuisants. Dans sa fuite en avant, Jim entraîne Roy, son fils de 13 ans, songeant égoïstement que le gamin est excité par l’aventure. Mais Roy n’a en réalité pas vraiment eu le choix : il sent son père fragile, il sait que, s’il le laisse partir seul, le pire risque d’arriver. L’adolescent courageux laisse derrière lui sa mère, sa sœur, sa vie enfin, dans l’espoir que les choses se dérouleront bien. Après tout, vivre de chasse et de pêche, chasser l’ours et escalader les sommets avec son père, ça n’a rien de si terrible.

Dans les premiers jours, le père et le fils jouent péniblement le jeu d’un lien filial heureux, mais la réalité a tôt fait de les rattraper. Des détails pratiques, tout d’abord, ternissent la déjà maigre confiance que l’adolescent avait placée en son père. Ce dernier, caché derrière une assurance aussi fausse que son enjouement, n’a pas préparé le départ comme il aurait dû. Puis vient l’angoisse de Jim, son inconscience, sa lâcheté, et la relation père-fils se dégrade de jour en jour pour devenir monstrueuse. Pour Roy, la situation devient effrayante de non-sens, et il n’a plus d’autre choix que de porter son père à bout de bras, en espérant qu’il se reprenne.

Seulement, on sait dès les premières lignes que les événements vont mal tourner. S’agira t-il d’une balade dans la neige ou de l’attaque d’un ours ? L’auteur, David Vann, excelle dans l’art de distiller une atmosphère de fin du monde, car c’est de ça dont il s’agit. Dès les premières lignes, il nous plonge dans un huis-clos sinistre, de ceux où l’espace est synonyme d’enfermement. On étouffe littéralement en lisant Sukkwan Island. Il faut reprendre son souffle et lever le nez de la page pour juguler cette sensation. Car, loin de s’arrêter à la « petite » histoire (Sukkwan Island est largement autobiographique), le roman aborde, au milieu de cet isolement, non seulement la difficulté de cette relation père-fils, mais encore l'adversité que chacun doit surmonter. Comment un jeune adolescent peut-il supporter la soudaine confrontation avec des angoisses dont il ne connaît encore rien, mais qu’il pressent ? Roy refuse d’appréhender le monde des adultes tel que son père le lui dépeint, dans tout ce qu’il peut  avoir de sombre, d’oppressant et de terrible. Le jeune adolescent sait que quelque chose ne tourne pas rond chez ce père qui ne dit rien, puis qui se confie trop à propos de faits dont l’intimité ne concerne en rien un jeune garçon. Jim, à l’inverse, dans son égoïsme aveuglé, pense tout à la fois se rapprocher de son fils et faire de lui un homme en lui abandonnant ses doutes, ses manquements, ses peurs, enfin. Tous deux cherchent un père. L’un, à raison. L’autre parce qu’il ne peut cesser d’être faible, parce qu’il n’envisage, même au cœur de l’indicible, aucune autre solution que la fuite, qu’il pense être en avant. Comme à tous les lâches, la culpabilité lui est étrangère, et il lui faudra toucher le fond, atteindre la solitude la plus complète, celle qu’on ne connaît que lorsque tous nous ont tourné le dos, pour enfin se remettre en question. Mais l’espace d’un instant seulement, avant de repartir, inlassable, vers les mêmes schémas.

Il est peu d’auteurs qui manient les mots avec tant d’agilité. Car écrire avec autant de dépouillement, de celui qui sert le récit, écrire avec la sobriété nécessaire à une prose directe, tendue, toujours captivante demande beaucoup d’ardeur à la tâche, sinon de talent. Dénué de toute fioriture, le roman de David Vann suinte le malaise par toutes ses lignes, parce qu’il sonne juste. Implacable, Sukkwan Island emmène son lecteur dans le vif de son sujet, sans détours, au cœur de l’histoire, au cœur – surtout – des questions qu’il soulève, et dont on ne peut pas sortir indemne. Sukkwan Island fait partie de ces romans dont la richesse poursuit son lecteur, pour peu qu’il soit attentif, bien après la fin de sa lecture. Il est à conserver avec les romans qui font avancer, parce qu’ils bousculent, franchement quelquefois, ceux qui les lisent dans leurs certitudes.